Jean-Henri FABRE |
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Souvenirs
LA PROCESSIONNAIRE DU PIN
LA PONTE — L'ÉCLOSIO
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Cette
chenille a déjà son histoire, écrite par Réaumur, mais histoire à
lacunes inévitables dans les conditions où travaillait le maître. Les
matériaux lui arrivaient par le coche, de fort loin, des landes de
Bordeaux. L'insecte dépaysé ne pouvait fournir à l'historien que des
documents tronqués, avares de détails biologiques, attrait principal de
l'entomologie. Les études de mœurs exigent longues observations sur les
lieux même où, dans la plénitude des circonstances propices à ses
instincts, vit le sujet dont on surveille les actes.
Avec
des chenilles étrangères au climat de Paris et venues de l'autre extrémité
de la France, Réaumur s'exposait donc à ignorer bien des faits, et des
plus intéressants. C'est ce qui lui est arrivé, ainsi que plus tard au
sujet d'une autre étrangère, la Cigale. Le parti qu'il a su tirer des
quelques nids reçus des Landes n'est pas moins de haute valeur.
Mieux
servi que lui par les circonstances, je reprends l'histoire de la
Processionnaire du pin. Si le sujet ne répond pas à mes espérances, ce
ne sera certes pas faute de matériaux. Dans mon laboratoire de l'Harmas,
maintenant peuplé de quelques arbres et surtout de broussailles, se
dressent des pins vigoureux, le pin d'Alep et le pin noir d'Autriche, l'équivalent
de celui des Landes. Toutes les années, la chenille en prend possession
et y file de grandes bourses. Dans l'intérêt du feuillage, odieusement
ravagé comme si le feu avait passé par-là, je suis obligé, chaque
hiver, de passer revue sévère et d'extirper les nids avec une longue
latte fourchue.
Voraces
bêtes, si je vous laissais faire, je serais bientôt privé du murmure
des pins devenus chauves. Je veux aujourd'hui me dédommager de mes
ennuis. Faisons un pacte ; vous avez une histoire à raconter ;
racontez-la-moi, et pour un an, pour deux et davantage, jusqu'à ce que je
sois à peu près au courant de tout, je vous laisse tranquilles, dussent
les pins lamentablement en souffrir.
Le
pacte conclu, les chenilles laissées en paix, j'ai bientôt de quoi
largement suffire à mes observations. Ma tolérance me vaut une trentaine
de nids à quelques pas de ma porte. Si la collection ne suffisait pas,
les pins du voisinage me fourniraient tel supplément qui serait nécessaire.
Mais je préfère, et de beaucoup, la population de l'enclos,
d'observation plus aisée dans ses habitudes nocturnes, à la clarté
d'une lanterne. Avec telles richesses, journellement sous mes yeux, à
telle heure que je voudrai et dans les conditions naturelles, l'histoire
de la Processionnaire ne peut manquer de se dérouler en plein. Essayons.
Et
d'abord l’œuf, que Réaumur n'a pas vu. Dans la première quinzaine
d'août, inspectons les branches inférieures des pins à hauteur du
regard. Avec la moindre attention, on ne tarde pas à découvrir, d'ici,
de là, sur le feuillage, certains petits cylindres blanchâtres, qui font
tache sur la sombre verdure. Voilà la ponte du Bombyx ; chaque cylindre
est le groupe d’œufs d'une mère.
Les
feuilles du pin sont assemblées deux par deux. Leur couple est enveloppé
à la base d'un manchon cylindrique qui mesure environ trois centimètres
de longueur sur quatre à cinq millimètres de largeur. Ce manchon,
d'aspect soyeux et d'un blanc légèrement teinté de roussâtre, est revêtu
d'écailles qui se recouvrent à la manière des tuiles d'un toit, et dont
l'arrangement, quoique assez régulier, n'a rien cependant d'un ordre géométrique.
L'aspect général est à peu près celui d'un chaton de noisetier non épanoui.
De
forme à peu près ovalaire, translucides, blanches, avec un peu de brun
à la base et de roux à l'autre extrémité, ces écailles sont libres au
bout inférieur un peu atténué et mucroné ; mais elles sont fixées
solidement par le bout supérieur, plus large et comme tronqué. Ni le
souffle ni le frottement répété d'un pinceau ne peuvent les détacher.
Elles se redressent, ainsi qu'une toison frictionnée à rebrousse-poil,
si le manchon est doucement balayé de bas en haut, et restent indéfiniment
dans cette position hérissée ; elles reprennent par une friction inverse
leur primitif arrangement. C'est d'ailleurs aussi doux au toucher qu'un
velours. Exactement appliquées l'une sur l'autre, elles forment une
toiture protégeant les oeufs. Sous ce couvert de moelleuses tuiles,
impossible qu'une goutte de pluie, qu'une larme de rosée pénètre.
L'origine
de ce revêtement défensif est évidente : la mère s'est déplumé une
partie du corps pour protéger sa ponte. A l'exemple de l'Eider, le canard
qui nous fournit l'édredon, elle a fait de ses dépouillés une chaude
houppelande à ses oeufs. D'après une particularité fort curieuse du
papillon, Réaumur avait déjà soupçonné la chose. Citons le passage.
«
Les femelles, dit-il, ont à la partie supérieure du corps, près du
derrière, une plaque luisante. La forme et le luisant de cette espèce de
plaque arrêtèrent mon attention la première fois que je la vis. Je
tenais une épingle à la main, avec laquelle je la touchai, pour examiner
sa structure. Le frottement de l'épingle produisit un petit spectacle qui
me surprit : sur-le-champ, je vis une nuée de petites paillettes qui se détacha.
Ces paillettes s'éparpillèrent de toutes parts ; quelques-unes furent
comme dardées en haut, d'autres sur les côtés ; mais le fort de la nuée
fut de celles qui tombèrent doucement par terre.
«
Chacun de ces corps que j'appelle paillettes sont des lames extrêmement
minces, qui ont quelque ressemblance avec les poussières des ailes des
papillons, mais qui sont bien autrement grandes... La plaque qui se fait
remarquer sur le derrière de ces papillons est donc un amas, et un amas
prodigieux, de ces espèces d'écailles... Les femelles ont bien l'air de
faire usage de ces écailles pour envelopper les oeufs ; mais les
papillons des chenilles du pin n'ont pas voulu pondre chez moi, et par
conséquent ils ne m'ont pas appris s'ils emploient ces écailles pour
couvrir leurs oeufs, ni ce qu'ils font de tant d'écailles rassemblées
autour de leur derrière, qui ne leur ont pas été données et placées là
pour être inutiles. ».
Oui,
vous aviez raison, maître : cette moisson de paillettes, si drue, si régulière,
n'a pas poussé sur le croupion pour rien. Est-il quelque chose sans but ?
Vous ne le pensiez pas ; je ne le pense pas non plus. Tout a sa raison d'être.
Oui, vous avez été bien inspiré en prévoyant que la nuée d'écailles
envolée sous la pointe de votre épingle devait servir à protéger les
oeufs.
Du
bout des pinces, j'enlève, en effet, la toison écailleuse. Les oeufs
apparaissent, semblables à de petites perles d'émail blanc. Etroitement
groupés l'un contre l'autre, ils forment neuf files longitudinales. Dans
l'une de ces files, je compte trente-cinq oeufs. Les neuf rangées étant
à très peu de chose près pareilles, le total du cylindre est de trois
cents oeufs environ. Belle-famille pour une seule mère !
Les
oeufs d'une file alternent exactement avec ceux des deux files voisines,
si bien qu'il n'y a aucun intervalle vide. On dirait un ouvrage de perles,
travail de doigts patients et d'exquise dextérité. La comparaison est
plus exacte encore avec un fuseau de maïs, à grains si élégamment
distribués en files, mais fuseau minuscule rehaussant son bel ordre géométrique
par l'exiguïté de ses dimensions. Les grains de l'épi du papillon
tournent un peu à l'hexagone, effet de leur pression mutuelle ; ils sont
fortement agglutinés entre eux, à tel point qu'on ne peut les isoler.
Violentée, leur couche se détache de la feuille de pin par fragments,
par petites plaques composées toujours de plusieurs oeufs. Un vernis
agglutinatif relie donc entre elles les perles de la ponte, et c'est sur
ce vernis qu'est fixée la base large des écailles défensives.
En
temps propice, il serait intéressant de voir comment la mère obtient
cette coordination si belle de régularité, et comment encore, aussitôt
un oeuf pondu, tout visqueux de vernis, elle lui fait toiture de quelques
écailles, détachées du croupion une à une. Pour le moment, la
structure seule de l'ouvrage nous dit la marche générale du travail. Il
est visible que les oeufs ne sont pas pondus par files longitudinales,
mais bien par rangées circulaires, par anneaux, qui se superposent en
alternant leurs grains. C'est en bas, vers l'extrémité inférieure de la
double feuille de pin, que la ponte commence ; c'est en haut qu'elle
finit. Les oeufs les premiers en date sont ceux de l'anneau inférieur ;
les derniers sont ceux de l'anneau supérieur. La disposition des écailles,
toutes orientées dans le sens longitudinal et fixées par le bout qui
regarde le sommet de la feuille, ne comporte pas progression différente.
Considérons
aux lueurs de la réflexion l'élégant édifice que nous avons sous les
yeux. Jeunes ou mûris par l'âge, incultes ou d'esprit élevé, nous
dirons tous, en voyant le mignon épi du Bombyx : « C'est beau. » Et ce
qui nous frappera le plus ce sera, non les jolies perles en émail, mais
bien leur assemblage, si régulier, si géométrique. Jugement bien grave
: un ordre exquis régit l’œuvre d'un inconscient, d'un humble parmi
les plus humbles. Un chétif papillon suit les lois harmonieuses de
l'ordre.
Si
l'idée lui venait de quitter encore une fois le monde de Sirius et de
visiter notre planète, Micromégas trouverait-il du beau parmi nous ?
Voltaire nous le montre se faisant une loupe avec un diamant de son
collier afin de voir un peu le vaisseau à trois ponts échoué sur
l'ongle de son pouce. La conversation s'engage avec l'équipage. Une
rognure d'ongle, courbée en pavillon, enveloppe le navire et sert de
cornet acoustique ; un petit cure-dents qui, de sa pointe effilée, touche
le vaisseau, et de l'autre bout les lèvres du géant, à quelque mille
toises d'élévation, sert de téléphone. De ce célèbre dialogue, il résulte
que, pour juger sainement des choses et les voir sous de nouveaux aspects,
il n'est rien de tel que de changer de soleil.
Il
est alors probable que le Syrien aurait assez pauvre idée de notre beau
artistique. Pour lui, les chefs-d’œuvre de notre statuaire, issus même
du ciseau d'un Phidias, seraient des poupées de marbre ou de bronze guère
plus dignes d'intérêt que ne le sont pour nous les poupées en
caoutchouc des enfants ; nos toiles à paysages seraient jugées plats d'épinards
d'odeur déplaisante ; nos partitions d'opéra seraient qualifiées de
bruits très dispendieux.
Ces
choses-là, domaine des sens, ont une valeur esthétique relative,
subordonnée à l'organisation de qui les juge. Certes, la Vénus de Milo
et l'Apollon du Belvédère sont des morceaux superbes ; mais encore
faut-il pour les apprécier un oeil spécial. Micromégas les voyant y
prendrait en pitié la gracilité des formes humaines. Le beau, pour lui,
exige autre chose que notre mesquine musculature de grenouilles.
Montrons-lui,
au contraire, cette espèce de moulin à vent manqué au moyen duquel
Pythagore, écho des sages de l'Egypte, nous enseigne la propriété
fondamentale du triangle rectangle. Si de fortune, contre toute apparence,
le bon géant n'est pas au courant de la chose, expliquons-lui la
signification du moulin. La lumière faite en son esprit, il trouvera,
tout comme nous, qu'il y a là du beau, du vraiment beau, non certes dans
la figure, odieux grimoire, mais dans la relation immuable entre les trois
longueurs ; il admirera, tout autant que nous, l'éternelle géométrie
qui pondère l'étendue.
Il
y a donc un beau sévère, domaine de la raison, le même en tous les
mondes, le même sous tous les soleils, qu'ils soient simples ou
multiples, blancs ou rouges, jaunes ou bleus. Ce beau universel, c'est
l'ordre. Tout est fait avec poids et mesure, grande parole dont la vérité
éclate davantage à mesure que se sonde plus avant le mystère des
choses. Cet ordre, base de l'équilibre universel, est-il le résultat
fatal d'un mécanisme aveugle ? Entre-t-il dans les plans d'un Eternel géomètre,
comme le disait Platon ? Est-il le beau d'un Esthète souverain, raison de
tout ?
Pourquoi
tant de régularité dans la courbure des pétales d'une fleur, tant d'élégance
dans les ciselures des élytres d'un scarabée ? Telle grâce, jusque dans
les détails les plus infimes, est-elle compatible avec les brutalités
des forces livrées à leurs propres violences ? Autant vaudrait rapporter
l'exquis médaillon buriné par un artiste au marteau-pilon qui fait suer
à la fonte ses scories.
Voilà
bien des considérations élevées au sujet d'un misérable rouleau d'où
doivent naître des chenilles. C'est inévitable. Dès qu'on veut creuser
un peu le moindre détail des choses, se dresse un pourquoi auquel ne peut
répondre l'investigation scientifique. L'énigme du monde a certainement
son explication ailleurs que dans les petites vérités de nos
laboratoires. Mais laissons Micromégas philosopher, et revenons au terre
à terre de l'observation.
Le
Bombyx du pin a des émules dans l'art de grouper élégamment les perles
de sa ponte. De ce nombre est le Bombyx neustrien, dont la chenille est
connue sous le nom de Livrée, à cause de son costume. Ses oeufs sont
assemblés en bracelets autour de menus rameaux de nature très diverse,
rameaux de pommier et de poirier surtout. Qui voit pour la première fois
ce gracieux ouvrage l'attribuerait volontiers aux doigts d'une habile
enfileuse de perles. Mon fils petit Paul écarquille des yeux étonnés et
jette un oh ! de surprise toutes les fois qu'il fait rencontre du mignon
bracelet. Le beau de l'ordre s'impose aux premières lueurs de ses idées.
Avec
une longueur moindre et surtout l'absence de toute enveloppe, la bague du
Bombyx neustrien rappelle le cylindre de l'autre, dépouillé de son revêtement
écailleux. Il serait aisé de multiplier ces exemples de gracieuse
coordination, tantôt d'une manière et tantôt d'une autre, mais toujours
avec un art consommé. Le temps manque. Occupons-nous du Bombyx du pin.
En
septembre, l'éclosion a lieu, un peu plus tôt pour tel cylindre, un peu
plus tard pour tel autre. Dans le but de suivre aisément les nouveau-nés
en leur premier travail, j'ai installé sui la fenêtre de mon cabinet
quelques rameaux porteurs de ponte. La base en est immergée dans un verre
d'eau qui leur conservera quelque temps la fraîcheur nécessaire.
C'est
dans la matinée, vers les huit heures, avant que le soleil donne sur la
fenêtre, que les petites chenilles abandonnent l’œuf. Si je relève un
peu les écailles du cylindre en travail d'éclosion, je vois surgir des têtes
noires qui mordillent, crèvent, repoussent les plafonds dilacérés. Les
bestioles lentement émergent, qui d'ici, qui de là, sur toute la
superficie.
Après
l'éclosion, le cylindre écailleux est aussi régulier, aussi frais
d'aspect que s'il était encore peuplé. Ce n'est qu'en soulevant les
paillettes qu'on reconnaît qu'il est désert. Les oeufs, toujours régulièrement
rangés, sont alors des tasses bâillantes, d'un blanc un peu translucide
; il leur manque le couvercle en forme de calotte, couvercle détruit, déchiré
par les nouveau-nés.
Les
chétives créatures mesurent un millimètre de longueur à peine. Privées
encore du roux vif qui les ornera bientôt, elles sont d'un jaune pâle, hérissées
de cils, les uns plus courts, noirs, les autres plus longs, blancs. La tête,
d'un noir luisant, est proportionnellement volumineuse. Son diamètre égale
deux fois celui du corps. A cette exagération céphalique doit
correspondre une vigueur de mâchoires capable d'attaquer dès le début
une coriace nourriture. Tête énorme, robustement cuirassée de corne,
voilà le trait dominant de la bestiole naissante.
Ces
macrocéphales sont, on le voit, bien prémunis contre la dureté des
aiguilles du pin ; si bien prémunis que le repas presque immédiatement
commence. Après avoir erré quelques instants à l'aventure parmi les écailles
du berceau commun, les jeunes chenilles se rendent pour la plupart sur la
double feuille qui sert d'axe au cylindre natal et se prolonge longuement
au-dessus. D'autres s'acheminent vers les feuilles voisines. Ici comme là
on s'attable, et la feuille rongée se creuse de fins sillons linéaires
limités par les nervures laissées intactes.
De
temps à autre, trois ou quatre des repues se rangent à la file,
cheminent de concert, mais promptement se séparent, allant chacune à sa
guise. C'est le noviciat des futures processions. Pour peu que je les
trouble, elles branlent la moitié antérieure du corps, elles dodelinent
de la tête par un mouvement saccadé comparable aux détentes d'un
ressort intermittent.
Mais
le soleil gagne le coin de la fenêtre où se fait la tendre éducation.
Alors suffisamment réconfortée, la petite famille recule vers la base de
la double feuille natale, s'y groupe sans ordre et commence à filer. Son
travail est un globule de gaze d'extrême finesse, prenant appui sur
quelques feuilles voisines. Sous cette tente, réseau à très claire
voie, se fait la sieste au fort de la chaleur et de l'illumination. L'après-midi,
lorsque le soleil a disparu de la fenêtre, le troupeau quitte son abri,
se disperse à la ronde en processionnant un peu dans un rayon d'un pouce,
et se remet à brouter.
Ainsi
s'affirment, dès l'éclosion, des talents que l'âge développera sans
rien y ajouter. Une heure à peine après la rupture de l’œuf, la
chenille est processionnaire et filandière. Elle est aussi lucifuge au
moment de prendre réfection. Nous la retrouverons bientôt n'allant que
de nuit au pâturage.
La
filandière est bien débile, mais si active qu'en vingt-quatre heures le
globe de soie acquiert le volume d'une noisette, et celui d'une pomme en
une paire de semaines. Ce n'est pas là néanmoins le noyau du grand établissement
où doit se passer l'hiver. C'est un abri provisoire, très léger, peu coûteux
en matériaux. La douceur de la saison n'exige pas davantage. Les jeunes
chenilles en rongent, sans réserve aucune, les solives, les mâts entre
lesquels sont tendus les fils, c'est-à-dire les feuilles comprises dans
l'enceinte de soie. Leur édifice fournit à la fois le vivre et le
couvert, condition excellente qui affranchit des sorties, périlleuses à
cet âge. Pour ces chétives, le hamac est aussi le garde-manger.
Grignotées
jusqu'aux nervures, les feuilles d'appui se dessèchent aisément se détachent
des rameaux, et le globe de soie devient masure qui croule sous un coup de
vent. La famille alors déménage et va dresser ailleurs nouvelle tente,
de peu de durée comme la première. Ainsi déménage l'Arabe à mesure
que sont épuisés les pacages autour de sa demeure en poil de chameau.
Ces établissements temporaires se renouvellent à diverses reprises,
toujours à des hauteurs plus grandes, si bien que le troupeau, éclos sur
les branches inférieures, traînant à terre, arrive enfin sur les
ramifications élevées, parfois jusqu'à la cime du pin.
Au
bout de quelques semaines, une première mue remplace l'humble toison du début,
pâle, hérissée, disgracieuse, par une autre qui ne manque ni de
richesse ni d'élégance. A la face dorsale, les divers segments, sauf les
trois premiers, sont ornés d'une mosaïque de six petites plaques nues,
d'un rouge groseille, faisant un peu saillie sur le fond noir de la peau.
Deux, les plus grandes, sont en avant, deux en arrière, et une, presque
punctiforme, de chaque côté du quadrilatère. Leur ensemble est
circonscrit par une palissade de poils d'un roux vif, divergents, presque
couchés. Les autres poils, ceux du ventre et des flancs, sont plus longs
et blanchâtres.
Au
centre de cette marqueterie cramoisie se dressent deux faisceaux de cils
très courts, assemblés en aigrettes planes qui reluisent au soleil ainsi
que des points d'or. La longueur de la chenille est alors d'environ deux
centimètres, sur trois à quatre millimètres de largeur. Tel est le
costume de l'âge moyen, inconnu de Réaumur ainsi que le premier.
LA
PROCESSIONNAIRE DU PIN
LE NID — LA SOCIÉTÉ
Cependant
les froids de novembre arrivent ; l'heure est venue de construire le
solide habitacle d'hiver. Dans les hauteurs du pin l'extrémité d'un
rameau est choisie, à feuilles convenablement serrées et convergentes.
Les filandières l'enveloppent d'un réseau diffus, qui incurve un peu les
feuilles voisines, les rapproche de l'axe et finit par les noyer dans le
tissu. Ainsi s'obtient une enceinte moitié soie, moitié feuilles,
capable de résister aux intempéries.
Au
commencement de décembre, l'ouvrage a la grosseur de deux poings et
au-delà. En son ultime perfection, vers la fin de l'hiver, il atteint le
volume d'une paire de litres. C'est un grossier ovoïde qui longuement
s'atténue en bas et se prolonge en une gaine enveloppant le rameau
support. L'origine de ce prolongement soyeux est celle-ci.
Tous
les soirs, entre sept et neuf heures, si le temps le permet, les chenilles
quittent le nid et descendent sur la partie dénudée du rameau, axe de la
demeure. La voie est large, car cette base a parfois la grosseur d'un col
de bouteille. La descente s'accomplit sans ordre et toujours de façon
lente, si bien que les premières sorties ne se sont pas encore dispersées
lorsque les dernières les rejoignent. Le rameau se couvre de la sorte
d'une écorce continue de chenilles, total de la communauté, qui peu à
peu se disjoint en escouades et se dissémine de côté et d'autre sur les
rameaux les plus voisins pour en brouter le feuillage. Or nulle ne marche
sans travailler de la filière. L'ample voie de descente, qui sera au
retour voie d'ascension, se couvre donc, à la suite d'allées et de
venues indéfiniment répétées, d'une multitude de fils formant gaine
continue.
Il
saute aux yeux que ce fourreau où chaque chenille, passant et repassant
les nuits de sortie, laisse son double fil, n'est pas un indicateur déposé
dans le seul but de retrouver aisément le nid au retour, car un simple
ruban suffirait. Son utilité pourrait bien être d'affermir l'édifice,
de lui donner fondations profondes et de le relier par une multitude de câbles
à l'inébranlable rameau.
L'ensemble
comprend ainsi, dans le haut, la demeure renflée en ovoïde ; dans le
bas, le pédicule, la gaine cernant le support et ajoutant sa résistance
à celle des autres liens déjà si nombreux.
Tout
nid que ne déforme pas encore le séjour prolongé des chenilles montre
au centre une volumineuse coque d'un blanc opaque, et autour d'une
enveloppe de gaze diaphane. La masse centrale, formée de fils serrés, a
pour paroi un molleton épais où sont noyées, comme soutien, de
nombreuses feuilles intactes et vertes. L'épaisseur de cette muraille
peut atteindre une paire de centimètres.
Au
sommet du dôme bâillent, très variables de nombre et de distribution,
des ouvertures rondes, du calibre d'un crayon ordinaire. Ce sont les
portes du logis : par-là sortent, par-là rentrent les chenilles. Tout
autour de la coque émergent et se dressent des feuilles respectées de la
dent. Du sommet de chacune rayonnent, en gracieuses courbes
d'escarpolette, des fils qui, lâchement entrelacés, forment une légère
tenture, une véranda soignée de travail et d'ampleur, surtout à la
partie supérieure.
Là
se trouve spacieuse terrasse où pendant le jour les chenilles viennent
sommeiller au soleil, amoncelées l'une sur l'autre et l'échine courbée
en rond. Le réseau tendu au-dessus fait office de ciel de lit : il modère
l'insolation ; il préserve les dormeuses d'une chute lorsque le vent
balance le rameau.
Avec
des ciseaux, éventrons le nid d'un bout à l'autre suivant un méridien.
Une large fenêtre s'ouvre, qui permet de voir la disposition de l'intérieur.
Tout d'abord, un fait nous frappe : les feuilles encloses dans l'enceinte
sont intactes et en pleine vigueur. Les jeunes chenilles, dans leurs établissements
temporaires, rongent jusqu'à les tuer les feuilles cernées par
l'enveloppe de soie ; sans quitter leur abri, lorsque le temps est
mauvais, elles ont ainsi pour quelques jours le garde-manger garni,
condition réclamée par leur faiblesse. Devenues fortes et travaillant à
leur demeure d'hiver, elles se gardent bien d'y toucher. Pourquoi
maintenant ce scrupule ?
La
raison en est évidente. Meurtries, ces feuilles, charpente de
l'habitation, ne tarderaient pas à se dessécher, puis à se détacher
sous le souffle de la bise. La bourse de soie s'effondrerait, arrachée de
sa base. Respectées, au contraire, toujours robustes, elles fournissent
solide appui contre les assauts de l'hiver. A la tente d'un jour, dans la
belle saison, solide attache est inutile ; elle est indispensable au
couvert de longue durée, que chargeront les neiges, que battront les
vents glacés. Très au courant de ces périls, la filandière du pin se
fait donc obligation, si pressante que soit la faim, de ne pas scier les
solives de sa maison.
A
l'intérieur du nid ouvert par mes ciseaux, je vois donc une dense
colonnade de feuilles vertes, plus ou moins enveloppées d'un fourreau
soyeux où pendillent les loques de peaux dépouillées et les chapelets
de crottins secs. A la fois dépotoir et friperie, cet intérieur est fort
déplaisant, en somme, et ne répond en rien à la superbe enceinte. Tout
autour, épaisse muraille de molleton et de feuilles emmêlées. Pas de
chambres, pas de compartiments limités par des cloisons. La pièce est
unique, rendue labyrinthe par la colonnade de feuilles vertes étagées à
toutes les hauteurs de l'ovoïde. Là se tiennent les chenilles au repos,
assemblées sur les piliers, groupées en amas confus.
L'inextricable
fouillis du sommet enlevé, on voit filtrer la lumière en certains points
de la calotte. A ces points lumineux correspondent les pertuis de
communication avec le dehors. Le réseau qui fait enveloppe autour du nid
n'a pas d'ouvertures spéciales. Pour le traverser dans un sens comme dans
l'autre, il suffit aux chenilles d'en écarter un peu les fils clairsemés.
L'enceinte intérieure, rempart compact, a ses portes ; le léger voile
extérieur n'en a pas.
C'est
dans la matinée, vers les dix heures, que les chenilles quittent leur
appartement de nuit et viennent au beau soleil de leur terrasse, sous la véranda
que les pointes des feuilles soutiennent à distance. Tout le jour, elles
y font la sieste. Immobiles, amoncelées les unes sur les autres, elles
s'imprègnent délicieusement de chaleur et trahissent de loin en loin
leur béatitude par de saccadés branlements de tête. Entre six et sept
heures, à la nuit noire, les endormies s'éveillent, se trémoussent, se
séparent et se répandent, chacune à sa guise, sur toute la surface du
nid.
C'est
alors, en vérité, ravissant spectacle. Des zébrures d'un roux vif
ondulent en tous sens sur la blanche nappe de soie. Qui monte, qui
descend, qui déambule en travers, qui processionne par courtes files. Et
tout en cheminant avec gravité dans un magnifique désordre, chacune
colle sur le parcours le fil constamment appendu à la lèvre.
Ainsi
s'augmente l'épaisseur du couvert par une fine couche juxtaposée au
travail antérieur ; ainsi se consolide la demeure par de nouveaux appuis.
Les feuilles vertes voisines sont saisies par le réseau et noyées dans
la construction. Si leur extrémité seule est libre, de ce point
s'irradient des courbes qui amplifient le voile, le rattachent plus loin.
Tous les soirs, pendant une paire d'heures, l'animation est donc grande à
la surface du nid si le temps le permet ; d'un zèle jamais lassé se
poursuivent la consolidation et l'épaississement de la demeure.
Prévoient-elles
l'avenir, elles si précautionnées contre les rudesses de l'hiver ?
Evidemment non. Leur expérience de quelques mois, si toutefois l'expérience
est du domaine d'une chenille, leur parle de savoureuses ventrées de
feuillage, de douce somnolence au soleil sur la terrasse du nid ; mais
rien jusqu'ici ne leur a fait connaître les pluies froides et tenaces, la
gelée, la neige, les coups de vent furieux. Et ces ignorantes des misères
hivernales se précautionnent comme versées à fond dans ce que leur réserve
l'hiver. Elles travaillent à leur demeure avec une ardeur qui semble dire
: « Ah ! qu'il fera bon dormir ici, serrées l'une contre l'autre,
lorsque le pin balancera ses candélabres de givre ! Travaillons
vaillamment, laboremus! ».
Oui,
chenilles mes amies, travaillons vaillamment, grands et petits, hommes et
vers, afin que nous puissions nous endormir tranquilles, vous de cette
torpeur qui prépare la transformation en papillon, nous de ce suprême
sommeil qui brise la vie pour la renouveler. Laboremus
!
Désireux
de suivre dans leurs détails les mœurs de mes chenilles sans être obligé
d'aller, à la lueur d'une lanterne et par des temps souvent bien mauvais,
m'informer de ce qui se passe sur les pins au fond de l'enclos, j'ai
installé une demi-douzaine de nids dans une serre, modeste abri vitré
qui, guère plus chaud que le dehors, met du moins à couvert du vent et
de la pluie. Fixé dans le sable, à une paire de pans de hauteur, par la
base du rameau qui lui sert d'axe et de charpente, chaque nid reçoit
comme ration un faisceau de ramuscules de pin renouvelés à mesure qu'ils
sont broutés. Tous les soirs, je prends la lanterne et fais visite à mes
pensionnaires. Ainsi sont obtenues la plupart de mes données.
Après
le travail, la réfection. Les chenilles descendent du nid, augmentent de
quelques fils la gaine argentée du support et gagnent le bouquet de
verdure fraîche disposé tout à côté. Coup d’œil superbe que le
troupeau à toison rousse, aligné par deux, par trois, sur chaque
aiguille, et à rangs si pressés que les ramuscules du bouquet de verdure
ploient sous le faix.
Les
convives, tous immobiles, tous la tête en avant, en silence rongent,
paisibles. Leur crâne noir scintille aux lueurs de la lanterne.
Au-dessous, sur le sable, choit une pluie de granules. Ce sont les résidus
de ventres faciles, très prompts à digérer. Demain matin le sol disparaîtra
sous une couche verdâtre de cette grêle intestinale. Vraiment oui,
spectacle à voir, bien supérieur à celui des triviales chambrées de
vers à soie. Jeunes et vieux nous y prenons tant d'intérêt que la veillée
se termine habituellement par une visite aux chenilles de la serre.
Le
repas se prolonge bien avant dans la nuit. Enfin repues, un peu plutôt,
un peu plus tard, elles reviennent au nid, où quelque temps encore, se
sentant les ampoules à soie garnies, elles filent à la surface. Ces
laborieuses se feraient scrupule de traverser la blanche nappe sans y
ajouter quelques fils. Il n'est pas loin d'une heure, deux heures du
matin, quant tout le troupeau est rentré.
Ma
fonction de nourricier est de renouveler chaque jour le faisceau de
ramuscules, tondus jusqu'à la dernière feuille ; d'autre part, mon
devoir d'historien est de m'informer jusqu'à quel point peut varier le régime.
La campagne m'offre des nids de Processionnaires indifféremment sur le
pin sylvestre, le pin maritime et le pin d'Alep, jamais sur les autres
conifères. Il semblerait pourtant que toute feuille aromatisée de résine
devrait convenir. Ainsi le disent les analyses de la chimie.
Méfions-nous
de la cornue quand elle se mêle de cuisine ; laissons-la préparer du
beurre avec du suif à chandelles, du cognac avec des pommes de terre, et
quand elle nous affirme que les produits sont identiques, refusons ses
horreurs. La science, étonnamment riche en poison, ne nous donnera jamais
chose mangeable, parce que si la substance brute est, dans une large
mesure, de son domaine, la même substance échappe à ses moyens du
moment qu'il la faut organisée, divisée, subdivisée à l'infini par le
travail de la vie, ainsi que le réclament les exigences de l'estomac, non
dosables avec nos réactifs. La matière de la cellule et de la fibre
s'obtiendra peut-être artificiellement un jour ; la cellule et la fibre
elle-même, jamais. Là est le nœud de l'alimentation par la cornue.
Les
chenilles hautement nous affirment l'insurmontable difficulté du problème.
Sur la foi des données chimiques, je leur offre les divers succédanés
du pin croissant dans mon enclos : le sapin, l'if, le thuya, le genévrier,
le cyprès. Mordre à cela, elles, chenilles du pin ! Elles s'en garderont
bien, malgré l'appât du fumet résineux. Plutôt que d'y toucher, elles
se laisseraient périr de faim. Un seul conifère fait exception, le cèdre.
Mes pensionnaires le broutent sans répugnance appréciable. Pourquoi le cèdre
et pas les autres ? Je ne sais. Aussi méticuleux que le nôtre, l'estomac
de la chenille a ses secrets.
Passons
à d'autres épreuves. Je viens d'ouvrir d'une longue fente en méridien
le nid dont je veux reconnaître la structure interne. Par le retrait
naturel du molleton fendu, la fissure bâille de deux travers de doigt en
son milieu ; haut et bas, elle s'atténue en fuseau. Que vont faire les
filandières en présence de pareil désastre ? L'opération est pratiquée
de jour, lorsque les chenilles sommeillent en tas sur le dôme. La chambre
étant alors déserte, je peux hardiment tailler avec les ciseaux sans
risque de meurtrir une partie de la population.
Mes
ravages ne réveillent pas les endormies : de toute la journée, nulle
n'apparaît sur la brèche. Cette indifférence provient, semble-t-il, de
ce que le péril n'est pas encore connu. Ce sera autre chose ce soir, à
la reprise de l'animation. Si bornées qu'elles soient, les chenilles
s'apercevront certainement de cette énorme fenêtre qui laisse libre entrée
aux mortels vents coulis de l'hiver ; possédant en abondance de quoi
calfeutrer, elles s'empresseront autour de la dangereuse fente et la
boucheront en une séance ou deux. Ainsi nous raisonnons, oublieux de
l'enténèbrement de la bête.
Voici
qu'en effet, la nuit arrivée, l'indifférence reste aussi profonde. La brèche
de la tente ne provoque aucun signe d'émoi. Les chenilles vont et
viennent à la surface du nid ; elles travaillent, elles filent comme
d'habitude. Rien, absolument rien n'est changé à leur façon d'agir. Les
hasards du parcours en amènent quelques-unes sur les bords du gouffre. Là,
nul empressement de leur part, nul signe d'anxiété, nul essai de
rapprocher les deux lèvres de la déchirure. Elles cherchent simplement
à franchir le difficile passage et à continuer leur promenade comme si
elles marchaient sur un tissu intact. Tant bien que mal, elles y
parviennent en fixant le fil aussi loin que le permet la longueur du
corps.
L'abîme
franchi, elles poursuivent, imperturbables, leur chemin, sans autre arrêt
sur la brèche. D'autres surviennent qui utilisent comme passerelles les
fils déjà jetés, traversent la déchirure et passent outre en y
laissant leur propre fil. Ainsi s'obtient, dans la première séance,
au-dessus de la fente, une subtile gaze, à peine perceptible, tout juste
suffisante à la circulation de la colonie. Pareils faits se répètent
les nuits suivantes, et la crevasse finit par se clore d'une maigre toile
d'araignée. C'est tout.
A
la fin de l'hiver, rien de plus. La fenêtre ouverte par mes ciseaux bâille
toujours, voilée parcimonieusement ; elle dessine son fuseau noir de la
base au sommet du nid. Aucune reprise au tissu fendu, aucune pièce de
molleton intercalée entre les deux lèvres et rétablissant la toiture
dans son intégrité. Si l'accident était survenu en plein air et non
sous l'abri d'un vitrage, les ineptes filandières auraient probablement péri
de froid dans leur maison lézardée.
Renouvelée
deux fois avec les mêmes résultats, cette épreuve établit que les
chenilles du pin ne reconnaissent pas le péril de leur demeure éventrée.
Elles, les habiles filandières, semblent aussi inconscientes de la ruine
de leur ouvrage que le sont, de la rupture de leur fil, des bobines d'une
manufacture. En employant à réparer le dégât la soie qui se prodigue
ailleurs sans urgente nécessité, elles pourraient clore facilement la
demeure ; elles pourraient y tisser une étoffe aussi épaisse, aussi
solide que le reste de la paroi.
Mais
non : elles continuent paisiblement l'habituelle besogne ; elles filent
comme elles filaient hier, comme elles fileront demain. Elles
raffermissent les points déjà fermes, elles épaississent ce qui est déjà
convenablement épais, et nulle ne songe à boucher la calamiteuse fente.
Mettre une pièce sur ce vide, ce serait recommencer le tissu de la fente,
et l'industrie de l'insecte ne revient pas sur ce qu'il a déjà fait.
A
diverses reprises, j'ai mis en lumière ce point de la psychologie des bêtes
; j'ai raconté notamment l'ineptie de la chenille du Grand-Paon. Lorsque
l'expérimentateur tronque la nasse multiple qui forme le bout pointu du
cocon, cette chenille dépense la soie restante en des travaux d'utilité
secondaire, au lieu de remettre en bon état la série de cônes emboîtés
si nécessaires à la protection de la recluse ; elle continue
imperturbablement sa besogne normale comme si rien d'extraordinaire n'était
survenu. Ainsi fait la filandière du pin au sujet de sa tente crevée.
Encore
une tracasserie de ton éleveur, ô ma Processionnaire, mais cette fois ce
sera à ton avantage. Je ne tarde pas à m'apercevoir que les nids destinés
à passer l'hiver ont souvent une population bien supérieure à celle des
abris provisoires tissés par les très jeunes chenilles ; je constate
aussi qu'arrivés à la fin de leur extension, ces nids présentent des
différences de volume très considérables. Les plus gros équivalent à
cinq ou six des moindres. D'où proviennent ces variations ?
Certes,
si tous les oeufs venaient à bien, le cylindre écailleux où se trouve
condensée la ponte d'une mère suffirait à peupler une belle bourse : il
y a là trois cents perles d'émail destinées à l'éclosion. Mais dans
les familles pullulant à outrance, il se fait toujours un déchet énorme
qui rétablit l'équilibre ; si les appelés sont légion, les élus sont
troupeau largement émondé, comme le témoignent la Cigale, la Mante
religieuse, le Grillon.
La
Processionnaire du pin, autre usine de matière organique dont profitent
divers dévorants, est donc, elle aussi, réduite en nombre dès l'éclosion.
La tendre bouchée laisse quelques douzaines de survivants autour des légers
réseaux globuleux où la famille passe les beaux jours de l'automne.
Bientôt il faut songer à la solide tente de l'hiver. Il serait alors
avantageux d'être multitude, car de l'association naît la force.
Je
soupçonne un moyen aisé de fusion entre quelques familles. Comme guide
dans leurs pérégrinations sur l'arbre, les chenilles ont leur ruban de
soie, qu'elles suivent au retour en décrivant un crochet. Elles peuvent
aussi le manquer et en rencontrer un autre ne différant en rien du leur.
Ce ruban est la voie d'un nid quelconque situé dans le voisinage. Les égarées
fidèlement le suivent, ne le distinguant pas de leur propre ruban, et de
la sorte arrivent dans une demeure étrangère. Supposons-les
pacifiquement accueillies. Qu'adviendra-il ?
Fusionnés,
les divers groupes que le hasard des voies suivies rassemble formeront cité
puissante, apte à de grands travaux ; des faiblesses concertées naîtra
forte corporation. Ainsi s'expliqueraient les nids si peuplés, si
volumineux, non loin d'autres restés misérables. Les premiers seraient
l'ouvrage d'un syndicat mettant en commun les intérêts filateurs
rassemblés de divers points ; les seconds appartiendraient à des
familles laissées dans l'isolement par les mauvaises chances de la
voirie.
Reste
à savoir si les survenantes, guidées par un ruban étranger, sont bien
reçues dans la nouvelle demeure. L'expérience est aisée sur les nids de
la serre. Le soir, aux heures du pâturage, je détache avec un sécateur
les divers ramuscules couverts de la population d'un nid, et je les dépose
sur les vivres du nid voisin, vivres également surchargés de chenilles.
En abrégeant, je peux encore enlever en bloc, bien peuplé du troupeau,
le faisceau de verdure de la première bourse et l'implanter tout à côté
du faisceau de la seconde, de façon que le feuillage des deux s'emmêle
un peu sur les bords.
Pas
la moindre noise entre les réelles propriétaires et les déménagées.
Les unes et les autres continuent pacifiquement de brouter comme si de
rien n'était. Toutes aussi, sans hésitation aucune, l'heure de la
retraite venue, s'acheminent vers le nid, pareilles à des sœurs ayant
toujours vécu ensemble ; toutes filent avant de se coucher, épaississent
un peu la couverture, puis s'engouffrent dans le dortoir. En répétant le
lendemain et le surlendemain, au besoin, la même opération pour cueillir
les retardataires, je parviens le plus aisément du monde à dépeupler à
fond le premier nid et à transvaser ses chenilles dans le second.
J'ose
faire mieux. La même méthode de transportation me permet de quadrupler
une filature en lui adjoignant les ouvrières de trois établissements
pareils. Et si je me borne à cet accroissement, ce n'est pas qu'il se
manifeste quelque trouble dans tout ce remue-ménage ; c'est que je ne
vois pas de limites à mon expérience, tant les chenilles acceptent débonnairement
tout surcroît de population. Plus on est de fileuses, plus on file : fort
judicieuse règle de conduite.
Ajoutons
que les transportées n'ont aucun regret de leur premier domicile. Elles
sont chez les autres comme chez elles ; nulle tentative n'est faite pour
regagner le nid d'où mes artifices les ont expatriées. Ce n'est pas la
distance qui les décourage : la demeure vacante est à une paire de pans
au plus. Si, pour les besoins de mes études, je veux repeupler le nid désert,
je suis obligé de recourir encore à la transportation, toujours suivie
de succès.
Plus
tard, en février, lorsque de temps à autre une belle journée permet de
longues processions sur la banquette de sable et les murailles de la
serre, il m'est loisible d'assister à la fusion des deux groupes sans
aucune intervention de ma part. Il me suffit de suivre avec patience les
évolutions d'une file en marche. Sortie de tel nid, je la vois parfois
rentrer dans un autre, guidée par quelque fortuit changement de voie. Désormais
les étrangères font partie de la société aux même titres que les
autres. De la même façon, lorsque les chenilles déambulent la nuit sur
le pin, les faibles groupes du début doivent s'accroître et acquérir le
nombre de filandières que réclame une vaste construction.
Tout
à tous. Ainsi dit la Processionnaire du pin, broutant le feuillage sans
la moindre noise au sujet des bouchées des voisines, ou bien pénétrant,
toujours accueillie en paix, dans le domicile d'autrui comme elle pénétrerait
dans sa propre demeure. Etrangère ou membre de la tribu elle a place au
dortoir et place au réfectoire. Le nid des autres est son nid ; le
Pâturage
des autres est son pâturage, pour sa juste part, ni plus ni moins que la
part de ses compagnes habituelles ou de rencontre.
Chacun
pour tous et tous pour chacun. Ainsi dit la Processionnaire, qui chaque
soir dépense son petit capital de soie à l'agrandissement d'un refuge
parfois nouveau pour elle. Seule, que ferait-elle de son maigre écheveau
? Presque rien. Mais dans la filature elles sont des cents et des cents ;
Et de leurs riens tissés en étoffe commune résulte épaisse couverture
capable de tenir tête à l'hiver. Travaillant pour soi, chacune travaille
pour les autres ; et celles-ci, d'un zèle égal, travaillent de leur côté
pour chacune. Oh ! Les fortunées bêtes qui ne connaissent pas la propriété,
mère de la bataille ! Oh ! les enviables cénobites qui pratiquent, dans
sa rigueur, un parfait communisme !
Ces
mœurs de la chenille appellent quelques réflexions. Des esprits généreux,
plus riches d'illusions que de logique, nous proposent le communisme comme
remède souverain des misères humaines. Est-il praticable chez l'homme ?
De tout temps il s'est trouvé, il se trouve encore et il se trouvera
toujours, heureusement, des associations où il soit possible d'oublier un
peu en commun les rudesses de la vie ; mais est-il possible de généraliser
?
Les
chenilles du pin peuvent nous donner à cet égard, de précieux
renseignements. N'en rougissons pas : nos besoins matériels, la bête les
partage ; elle lutte comme nous pour avoir sa part au banquet général
des vivants ; et la manière dont elle résout le problème de l'existence
n'est pas étude à dédaigner. Demandons-nous donc les motifs qui rendent
le cénobitisme florissant chez la processionnaire.
Une
première réponse s'impose : le problème des vivres, terrible
perturbateur du monde, est ici supprimé. La paix règne du moment que le
ventre est assuré de se remplir sans lutte. Une aiguille de pin, pas même,
suffit au repas de la chenille ; et cette aiguille est toujours, ici, sous
la dent, en nombre inépuisable, presque sur le seuil du logis. A l'heure
de l'appétit venu, on sort, on prend l'air, on processionne un peu ;
puis, sans recherches pénibles, sans rivalités jalouses, on prend place
au banquet. Le réfectoire copieusement servi ne fera jamais défaut, tant
le pin est vaste et généreux ; il suffira, d'une soirée à l'autre,
d'aller s'attabler un peu plus loin. Donc nul souci du présent, nul souci
de l'avenir au sujet des vivres : la chenille trouve à manger presque
aussi aisément qu'elle trouve à respirer.
L'atmosphère
alimente d'air toute créature avec une largesse qu'il n'est pas nécessaire
de solliciter. A son insu, sans l'intervention d'un effort, d'une
industrie, l'animal reçoit sa part de l'élément vital par excellence.
La terre avare, au contraire, ne cède ses biens que péniblement forcée.
Trop peu féconde pour suffire à tous les besoins, elle livre la répartition
du manger aux âpretés de la concurrence.
La
bouchée qui doit s'acquérir engendre la guerre entre consommateurs.
Voyez deux Carabes faisant rencontre à la fois d'un tronçon de lombric.
A qui des deux le morceau ? La bataille va décider, acharnée, féroce.
Entre ces affamés, mangeant de loin en loin et pas toujours à leur faim,
la vie commune est impossible.
La
chenille du pin est affranchie de ces misères. Pour elle, la terre est
aussi généreuse que l'atmosphère ; l'alimentation ne lui coûte pas
plus que la respiration. D'autres exemples de parfait communisme
pourraient être cités. Tous se rencontrent parmi les espèces, à régime
végétal, avec la condition expresse que les vivres surabondent sans le
travail d'une recherche. Le régime animal, au contraire, la proie,
toujours d'acquisition assez difficultueuse, bannit le cénobitisme. Où
la part est trop petite pour un seul, que viendraient faire des convives ?
La
Processionnaire du pin ignore la disette. Elle ignore tout aussi profondément
la famille, autre source d'implacable concurrence. Se faire une place au
soleil n'est que la moitié des luttes imposées par la vie : il faut
aussi, dans la mesure du possible, préparer la place de ses successeurs ;
et comme la conservation de l'espèce est de plus grave intérêt que
celle de l'individu, la lutte pour l'avenir est encore plus âpre que la
lutte pour le présent. Toute mère a pour loi primordiale la prospérité
des siens. Périsse tout le reste, pourvu que la nitée soit florissante !
Chacun pour soi, tel est son code, imposé par les rudesses du conflit général
; telle est sa règle, sauvegarde de l'avenir.
Avec
la maternité et ses impérieux devoirs, le communisme cesse d'être
praticable. Au premier aspect, certains hyménoptères semblent affirmer
le contraire. Tel est, par exemple, le Chalicodome des hangars, qui
nidifie par myriades sur les mêmes tuiles et y construit un monumental édifice
où toutes les mères travaillent. Est-ce là vraiment une communauté ?
En aucune manière.
C'est
une cité, où l'on a des voisins, et non des collaborateurs. Chaque mère
y pétrit ses pots à miel ; chacune y amasse la dot des siens, et rien
que la dot des siens ; chacune s'y exténue pour sa famille, et rien que
pour sa famille. Ah ! Ce serait grave affaire si quelqu'une, venait
simplement se poser sur la margelle d'une cellule ne lui appartenant pas :
la maîtresse de céans lui ferait comprendre, par de chaudes bourrades,
que de telles manières ne sont pas tolérables. Il faudrait déguerpir au
plus vite, sinon bataille. La propriété est ici chose sacrée.
Plus
profondément sociale, l'abeille domestique ne fait pas même exception à
l'égoïsme maternel. Pour chaque ruche, une seule mère. S'il y en a
deux, la guerre civile éclate ; l'une d'elles périt sous le poignard de
l'autre, ou s'expatrie, suivie d'une partie de l'essaim. Quoique
virtuellement aptes à pondre, les autres abeilles, au nombre d'une
vingtaine de milliers, renoncent à la maternité et se vouent au célibat
pour élever la prodigieuse famille de l'unique mère. Ici le communisme règne
sous certains aspects ; mais du coup, pour l'immense majorité, la
maternité se supprime.
Ainsi
des Guêpes, des Fourmis, des Termites et des divers insectes sociaux. La
vie en commun leur coûte cher. Des mille et des mille restent incomplets
et deviennent les humbles auxiliaires de quelques-uns sexuellement doués.
Mais du moment que la maternité est l'apanage général, l'individualisme
reparaît, comme chez les Chalicodomes, malgré leur semblant de
communisme.
La
chenille du pin est exemptée du maintien de la race. Elle n'a pas de
sexe, ou plutôt obscurément elle le prépare, indécis, rudimentaire
comme tout ce qui, n'étant pas encore, doit être un jour. Lorsque la
maternité, floraison de l'âge adulte, s'épanouira, la propriété
individuelle ne manquera pas d'apparaître avec ses rivalités. L'insecte,
si pacifique maintenant, aura, comme les autres, ses intolérances égoïstes.
Les mères s'isoleront, jalouses de la double aiguille où doit se fixer
le cylindre de la ponte ; les mâles, trémoussant les ailes, se
provoqueront pour la possession de la convoitée, lutte sans gravité chez
ces débonnaires, mais enfin image affaiblie des rixes mortelles que fait
si fréquemment éclater la pariade. L'amour régit le monde par la
bataille ; il est, lui aussi, ardent foyer de concurrence.
A
peu près de sexe nul, la chenille est indifférente aux instincts
amoureux, condition majeure pour vivre pacifiquement en commun. Ce n'est
pas encore assez. La concorde parfaite de la communauté exige entre tous
les membres égale répartition de forces et de talents, de goûts et
d'aptitudes au travail. Cette condition, qui domine peut-être les autres,
est supérieurement remplie. Seraient-elles des cents, seraient-elles des
mille dans le même nid, aucune différence entre elles.
Toutes
ont même taille, même force, même costume ; toutes ont même talent de
filandière, et toutes, d'un zèle pareil, dépensent au bien-être de
l'ensemble le contenu de leurs burettes à soie. Aucune ne chôme, ne traîne
nonchalante lorsqu'il faut travailler. Sans autre stimulant que la
satisfaction du devoir accompli, chaque soir, en saison favorable, elles
filent aussi actives l'une que l'autre et tarissant jusqu'à la dernière
goutte leurs réservoirs soyeux gonflés pendant le jour. Dans leur tribu,
pas d'habiles et d'ineptes, de forts et de faibles, de sobres et de
gloutons, de vaillants et de paresseux, d'économes et de dissipateurs. Ce
que l'une fait, les autres le font, d'un zèle pareil, ni mieux ni moins
bien. Superbe monde d'égalité, vraiment, mais, hélas ! monde de
chenilles !
S'il
nous convenait de prendre leçon chez elle, la Processionnaire du pin nous
montrerait l'inanité de nos théories égalitaires et communistes. Egalité,
magnifique étiquette politique, mais guère plus ! Où est-elle, cette égalité
? Dans nos sociétés trouverions-nous seulement deux personnes exactement
pareilles de vigueur, de santé, d'intelligence, d'aptitude au travail, de
prévoyance et de tant d'autres dons qui sont les grands facteurs de la
prospérité ? Où verrions-nous l'analogue de l'exacte parité entre
chenilles ? Nulle part. L'inégalité est notre lot. Et c'est fort
heureux.
Un
son, toujours le même, si multiplié qu'il soit, ne constitue pas une
harmonie. Il en faut de dissemblables, de faibles et de forts, de graves
et d'aigus ; il faut même des discordances qui par leur rudesse font
valoir la douceur des accords. Les sociétés humaines ne sont
pareillement harmonieuses que par le concours de dissemblances. Si les rêves
égalitaires pouvaient se réaliser, nous descendrions à la monotonie des
sociétés de chenilles ; arts, sciences, progrès, hautes envolées,
sommeilleraient indéfiniment dans le calme plat du médiocre.
D'ailleurs,
ce nivellement général effectué, nous serions encore fort loin du
communisme. Pour y parvenir, il faudrait supprimer la famille, ainsi que
nous l'enseignent les chenilles et Platon ; il faudrait pâtée abondante,
obtenue sans effort aucun. Tant qu'une bouchée de pain sera acquisition
difficultueuse, exigeant industrie, travail dont nous ne sommes pas tous
également capables ; tant que la famille sera le mobile sacré de notre
prévoyance, la généreuse théorie de tous pour chacun et de chacun pour
tous est absolument impraticable.
Et
puis, gagnerions-nous à supprimer l'effort du pain quotidien pour nous et
pour les nôtres ? C'est fort douteux. Nous abolirions les deux grandes
joies de ce monde, le travail et la famille, les seules joies qui donnent
quelque valeur à la vie ; nous étoufferions ce qui fait précisément
notre grandeur. Et le résultat de ce sacrilège bestial serait un
phalanstère de chenilles humaines. Ainsi nous parle, par son exemple, la
Processionnaire du pin. |